Projet de recherche

JAILOO

Kirghizstan
Du 01/07/2012 au 31/12/2012

Permanences et changements dans les communautés des pâturages kirghizes

Ce projet visait à interroger les questions de changements, de permanences, d’adaptations et plus largement les processus de relecture à l’échelle d’une communauté locale, située sur les pâturages kirghizes (jaïloo).

Le changement était abordé sous l’angle socio-économique et politique, puisqu’il s’agissait, dans une perspective diachronique, de mesurer les recompositions impulsées par le développement de l’écotourisme sur l’organisation spatiale d’un campement de yourtes.

Ce projet répondait aux préoccupations du WP1 du Labex ITEM en affinant la réflexion sur les modalités du changement à l’échelle des communautés locales et sur ses manifestations socio-spatiales. Il proposait, par ailleurs, une approche transdisciplinaire puisqu’il était question de croiser les regards anthropologiques et géographiques afin de conduire une approche chrono-systémique et dynamique d’un campement donné.

L’objectif était de partir de recherches déjà conduites sur le Kirghizstan pour procéder à une relecture géographique d’une démarche anthropologique. En s’appuyant sur la cartographie et l’apport de la démarche chrono- systémique, il s’agissait de relire les données de terrain recueillies à partir d’entretiens et d’observation participante pour voir dans quelle mesure leur spatialisation éclaire et approfondit la question du changement et des permanences.

Ce  travail a porté sur  le  campement  de  yourtes  de  Bataï  Aral  analysé  en  2007  (qui s’étendait alors sur 1,5 km), localisé dans la réserve naturelle de Karatal Japyryk, sur la rive Nord Est du lac Song Köl (oblast de Naryn).

L’intérêt de travailler sur ce campement est triple:

  • Utilisé à l’époque soviétique par les kolkhoziens et sovkhoziens de la région, ce campement rend compte des changements introduits depuis l’avènement de l’écotourisme (bergers reconvertis  au  tourisme ;  fusion  de  plusieurs  campements ;  changement  de  statut  de protection du lieu passant de Zakanik au statut de réserve naturelle; instauration d’un foncier touristique, etc.).
  • En  tant  que  campement-pilote  (le  premier  reconstitué  par  une  ONG  étrangère  pour  y accueillir des touristes) et au regard de la multiplication des ONG locales qui y proposent des séjours, il témoigne de l’intérêt que les acteurs internationaux portent aux projets écotouristiques.
  • Enfin, ce campement met à jour les dynamiques touristiques à l’échelle microsociale avec700 touristes accueillis entre juin et septembre 2007 et une forte concentration de yourtes (31 yourtes pour 13 familles membres de projets portés par 4 ONG rivales et concurrentes).

Méthodologie

Travailler sur les changements impose de s’interroger sur les pas de temps nécessaires à l’observation de ces derniers et sur les données à même de fonctionner comme indicateurs des changements survenus. Aussi, les deux premiers mois du projet (juillet et août 2012) ont-ils permis, sous la forme de séances de travail en salle :

  • de poser des bornes temporelles à notre étude (époque soviétique du début des années 1980 / 2012) ;
  • de s’interroger sur les types de changements socio-spatiaux à mesurer ;
  • de dresser des hypothèses visant à identifier des changements ;
  • de repérer des indicateurs à même de révéler de telles dynamiques ;
  • de faire le point sur les données déjà récoltées dans le cadre du travail de thèse de J. Pabion-Mouriès ;
  • de préparer une nouvelle mission de terrain, laquelle s’est déroulée du 18 au 28 septembre 2012.

La mission de terrain :

La  mission  de  terrain,  de  10  jours  au  total,  avait  pour  objectif  de  réactualiser  et  de compléter les données recueillies sur le campement de yourtes de Bataï Aral. L’enquête s’est déroulée en deux temps : avant de se diriger vers le lac Song Köl pour regagner le campement de yourtes, des données d’ordre plus général (nombre de touristes accueillis dans le pays, évolution de la niche écotouristique, changements législatifs, modifications liées au paiement du foncier touristique, etc.) ont été recueillies à la fois à Bichkek (capitale du pays) et à Karakol (ville depuis laquelle est organisé le tourisme sur le campement de yourtes de Bataï Aral). Une interprète kirghize a accompagné la mission.

Cinq jours d’enquête de terrain ont ensuite été consacrés à l’actualisation des données sur le campement de yourtes. Du point de vue méthodologique, il s’agissait d’actualiser une carte du campement faite en 2007 (avec le positionnement de chaque des familles présentes) et un tableau formalisé en 2007 recensant toutes les données importantes sur les familles du campement (âge, nombre de yourtes, nombre de bétail, profession actuelle et celle exercée à l’époque soviétique, village de provenance, nationalité, etc.).

À partir d’observations du lieu (évolution et marquages spatiaux ; nouveaux éléments sur le campement ; positionnement des familles sur le campement en comparaison au croquis ébauché en 2007, distance entre les yourtes, etc.), d’observation participante et d’entretiens répétés avec les familles présentes, il a été possible de compléter les données les concernant. Une grille d’entretien et le tableau complété de 2007 ont ainsi servi à conduire de nouvelles interviews avec les familles.

L’objectif  de  cette  recherche  étant  de  spatialiser  les  données  recueillies  de  manière  à pouvoir mesurer des changements socio-spatiaux, un important travail cartographique a été conduit. Plusieurs types de documents ont été réalisés et ce, à différentes échelles spatiales. A l’échelle de l’Asie centrale et du Kirghizstan, des cartes reviennent sur la diffusion/ structuration de l’écotourisme ainsi que sur l’actuelle organisation des grandes régions touristiques. Ces cartes permettent de situer le terrain d’étude dans un environnement à la fois spatial et systémique, attendu que des liens apparaissent entre ces différentes échelles spatiales. Ce travail de contextualisation du terrain étudié est complété par une carte régionale qui permet, notamment, de situer ce dernier par rapport aux localités environnants et aux axes de communications et par une carte à une échelle macro, qui revient sur le positionnement des différents campements accueillant des touristes par rapport au lac.

A l’échelle du campement, deux traitements cartographiques complémentaires ont été réalisés. Le premier, sous la forme d’un chorème, permet d’appréhender les évolutions du campement, depuis la pratique exclusive du pastoralisme au développement de l’écotourisme et des différentes ONG Le second, expérimental, vise à croiser les caractéristiques des familles composant le campement, afin d’identifier des changements 1/ par rapport à l’organisation de ce dernier sous l’époque soviétique et 2/ depuis le développement de l’écotourisme.

Ainsi, les données suivantes ont été spatialisées pour chaque famille :

  • village de provenance,
  • ONG auxquelles les familles sont rattachées,
  • Classe d’âge,
  • Nombre de yourte,
  • Nombre de tête de bétails,
  • Si le mari est le cadet de la famille (dans l’institution familiale kirghize, l’ensemble des biens de la famille paternelle revient au dernier fils (Kitchuu bala en kirghize) qui est le seul héritier. Ce système permet à la famille de ce dernier de disposer a priori d’un capital économique important pour se lancer dans l’activité touristique)
  • Emploi occupé pendant la période soviétique.

Les cartes ainsi produites ont été analysées de manière individuelle, avant d’être croisées selon les hypothèses de recherche formulées (croisement simple / croisement multiple).

Principaux résultats

Résultats dans la  compréhension de l’organisation du campement

Les résultats issus de la spatialisation des données recueillies pour chaque famille et les analyses croisées réalisées permettent d’identifier trois principales formes de changements. In fine, on assiste à plusieurs éléments relevant de changements ou de permanences en référence à différentes échelles et à différents pas de temps : certains d’entre eux se réfèrent ainsi soit à l’époque soviétique soit au début du projet écotouristique (milieu des années 1990). Trois types de recompositions sont alimentées par l’avènement et/ou le développement de l’écotourisme sur le campement. Le croisement des indicateurs met tout d’abord en évidence que l’écotourisme accompagne le changement social en cours dans la société kirghize contemporaine.

Dépasser des mondes segmentés

Le croisement des indicateurs relatifs à la localisation des yourtes et au village de provenance des familles montre que les regroupements sur le campement ne se font ni en fonction du village de provenance des familles ni en fonction de la classe d’âge ou de l’activité professionnelle occupée à l’époque de l’URSS. Il y a bien un brassage des yourtes et des familles et ce, quels que soient les catégories d’âge et la place occupée dans le système social précédent. Ainsi,  l’écotourisme  a  ouvert  de  nouvelles  possibilités,  notamment  de  rencontres  entre  les individus. Si aujourd’hui, les personnes regroupées sur le campement partagent des intérêts communs liés aux enjeux introduits avec l’écotourisme (enjeux symboliques, matériels, etc.), il en était autrement à l’époque de l’URSS. En effet, ces individus vivaient dans des mondes sociaux fortement  segmentés :  en  effet,  les  bergères  ou  les  gardiennes  de  chevaux  au  sovhkoze  ne fréquentaient pas, par exemple, les individus travaillant pour l’administration soviétique, comme les responsables des travaux idéologiques au Patri communiste, les directrices d’école, etc.

Changements socio-économiques / ou Vers une spécialisation de l’activité touristique

Le nombre de yourtes ou encore le nombre de têtes de bétail que possèdent les familles ne dépendent ni de la catégorie d’âge de la famille ni du dernier fils (Kitchuu bala). Le croisement de ces indicateurs met alors en lumière un changement du système économique, passant d’un modèle de diversification des activités pastorales par le tourisme à une spécialisation  touristique. Celle-ci se matérialise par une baisse du bétail, du moins pour les personnes les plus jeunes. Pour celles-ci, le bétail n’est plus un signe de richesse. Si le troupeau n’est pas considéré comme un signe de richesse, le fait de posséder de nombreux töchök- tapis sur lesquels on dort dans les yourtes- est devenu un critère de richesse important entre les femmes. Le rangement des tapis, que l’on plie la journée et que l’on expose, comme le veut la tradition, sur un coffre décoré et placé face à la porte de la yourte, est devenu une tâche importante, la pile de tapis est quant à elle un nouvel apparat sur le campement. Le croisement des indicateurs vient ici renforcer et valider les observations et premières analyses esquissées à partir des données recueillies auprès des femmes du campement.

Changements socio-identitaires

Deux principales recompositions identitaires apparaissent au travers du croisement des indicateurs âge/ ONG d’appartenance des personnes du campement.

On  assiste  à  un  premier  changement  par  rapport  à  l’époque  soviétique  lié  ici  à l’appartenance à plusieurs ONG de l’écotourisme. Si à l’époque de l’URSS, l’identité était liée à une appartenance à un sovhkoze ou kokhoze par exemple, aujourd’hui les personnes peuvent avoir une multi-appartenance à plusieurs ONG. Cette multi-appartenance, principalement réservée aux jeunes, est au cœur du changement en cours dans le processus de construction identitaire. Les femmes interrogées soulignent l’importance d’appartenir au réseau écotouristique, quelle que soit l’ONG, qui offre ce qu’elles même nomment une « fenêtre sur l’Ouest ». Les pratiques sociales sont ici en décalage avec les discours officiels des ONG vantant la mono-appartenance des familles et le nouveau sentiment d’appartenance qui en découlerait.

Un second changement s’opère cette fois par rapport au commencement du projet en 1997. En effet, la dynamique actuelle qui se dessine depuis la multiplication des ONG est la multi-appartenance des familles à ces dernières. Pourtant, il est a priori formellement interdit pour les membres  d’une  ONG  de  faire  partie  d’une  autre  ONG  rivale  et  concurrente.  Cette  nouvelle pratique marque un certain affranchissement des femmes qui s’autonomisent d’un modèle unique – la mono-appartenance à une ONG-.

Etant donné les résultats obtenus, il serait pertinent de suivre le campement de Bataï Aral dans le temps et d’actualiser le développement de ce dernier selon un pas de temps de 2/3 ans. Compte tenu des enquêtes de terrain précédemment conduites par J. Pabion-Mouriès, cette fréquence semble être pertinente pour mesurer des changements dans l’organisation du campement (arrivée de nouvelles familles, développement du nombre de yourtes par famille, arrivée et développement de nouvelles ONGs, etc.).

Résultats décontextualisés / théoriques

Au-delà des résultats produits, cette relecture géographique montre l’importance de questionner le changement en croisant les échelles spatio-temporelles et l’intérêt de recourir à la cartographie.

En spatialisant les données et en permettant de croiser plusieurs indicateurs, le recours à la cartographie s’est avéré fructueux et pertinent. Il a non seulement conforté, voire validé certaines hypothèses mais il a également enrichi l’analyse. Des liens entre les variables relevées au cours de l’enquête ethnographique ont ainsi pu facilement être faits, en interchangeant les claques. La spatialisation des données et le croisement des variables sont des procédés fortement utiles pour l’anthropologue notamment dans le cadre de recherches consacrées aux permanences et aux changements en cours, notamment dans un groupe social donné.

Soumis par lba_admin le mer, 06/05/2015 - 16:40

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Duval-Massaloux Mélanie

Responsable scientifique

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Pabion Mouriès Johanne

Responsable scientifique

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